COMMENT UN METTEUR EN SCÈNE TIRE PARTI DES ÉVÉNEMENTS.
Il ne suffit pas, pour composer un film qui
entreprend de nous faire connaître l'âme
d'un pays, de se promener dans ce pays avec
un appareil de prise de vues et d'enregistrer
quelques bobines de pellicule. Il faut, avant tout, essayer de connaître ce
pays.
Léon Poirier est un homme qui a apporté au
cinéma des buts précis. Il sait ce qu'il veut
atteindre. Quand il a fait Jocelyn et Geneviève,
il ne s'est pas contenté d'illustrer l'oeuvre de
Lamartine, il l'a animée, et l'on peut dire qu'il
a composé une œuvre personnelle, inspirée par
Lamartine.
Aujourd'hui, Léon Poirier transpose à l'écran
La Brière, le roman d'Alphonse de Chateaubriant.
Il n'y a pas très longtemps que je sais ce qu'est
la Grande Brière. On m'avait dit : " C'est un
marais. " Il y a des gens qui se contentent de
mots tout faits.
La Grande Brière n'est pas seulement un
marais, c'est un désert de roseaux, de nénuphars
et de tourbe. C'est une étendue d'eau noire et de
lagunes vertes. Quand on est au milieu et qu'on
voit autour de soi le cercle des collines lointaines,
on ne sait pas si le monde recommence de l'autre
côté.
La Grande Brière s'étale au nord de l'estuaire
de la Loire. Quand on regarde vers le sud, on
aperçoit un gril de cheminées. Ce sont les forges
de Trignac, mais cela semble au delà de l'horizon,
les fumées s'évanouissent dans l'air sans tacher
le sol briéron.
C'est au cœur de ce pays que Léon Poirier
a tourné son film. Léon Poirier est un audacieux.
Pour Geneviève, il s'est enfoui sous la neige;
pour La Brière, il s'est enseveli dans un marécage.
Que les amateurs de belles images vivantes lui
soient reconnaissants !
Or, pour tourner La Brière, il fallait faire
jouer les Briérons. Dans nos banlieues policées,
il est relativement facile d'obtenir l'aide du
pays dans lequel on tourne. On ne peut se
plaindre que d'une chose, c'est d'avoir trop de
figurants.
En Brière, il semble que le cinéma soit une
manière de monstre inconnu.La Brière est
civilisée, certes; sa ville principale : Saint-
Joachim possède un " Café de la Mairie " et
un téléphone qui fonctionne, mais Saint- Joachini
n'est pas la Brière, c'est un bourg en Brière, ce
qui n'est pas la même chose.
Léon Poirier entreprit de faire venir à Saint-
Joachim les paysans du marais. Il avait besoin
d'eux pour tourner un ensemble. Habitant le pays
depuis plusieurs semaines, il avait appris à
connaître les habitants, il avait apprécié leur méfiance. Quand on demande quelque chose à un Briéron, il faut qu'il sache pourquoi.
M. Bourdelle, le régisseur, qui est bien plus
un secrétaire d'ambassade qu'un régisseur, fit
imprimer des affiches annonçant que, le dimanche
et le lundi de Pentecôte, seraient données des
fêtes en l'honneur de la Brière, à Saint-Joachim.
Il y aurait un concours de voitures fleuries, un
concours de coiffes, un bal et une course de chalands sur les canaux du marais.
Le tout doté de mille francs de prix.
Pendant huit jours, une publicité active fut
donnée à ces réjouissances. Les affiches se voyaient
un peu partout, et les journaux locaux se firent
un plaisir d'être agréables au metteur en scène.
Un joli soleil se déclara partisan de la fête.
Le soleil est un dictateur capricieux, qu'il faut
toujours avoir de son côté quand on est metteur
en scène. Il offrit son concours à Léon Poirier
et, le dimanche de Pentecôte, il illumina la
petite place de la Mairie de Saint-Joachim,
où près de vingt-cinq personnes peuvent tenir
à l'aise.
M. Léon Poirier arriva avec Mme Jeanne-
Léon Poirier, ses opérateurs, son assistant,
M. Bastia, ses artistes, Mlle Myrga, Mma Marie
Laurent, Lacroix, MM. Tallier et José Davert.
Quand il vit la rue remplie demande, il se félicita
de son ingénieuse idée.
Ce ne fut qu'eu moment de tourner qu'il se
sentit inquiet. Certes, sa fête avait du succès,
on était venu de partout : de Nantes, de Saint-
Nazaire, de Guérande et du Croisic. On voyait
un petit train se débarrasser d'une foule amusée,
des bicyclettes sillonner la chaussée qui traverse
la Grande Brière. On ne pouvait compter les
casquettes de touristes, ni les chapeaux des dames de la ville, mais on ne voyait pas de Briérons.
Les coiffes apparaissaient comme des points
essaimés et rares dans une foule anonyme, les
beaux châles brodés se perdaient dans la monotonie des costumes modernes, rien de tout cela
n'était pittoresque, ni imprévu.
Il fallait pourtant aboutir. On n'organise pas
deux fois des cérémonies aussi complètes.
Léon Poirier appela Bourdelle :
— Cherchez-moi des Briérons et des Briéronnes ! dit-il.
Oh ! Bourdelle en trouva. Un régisseur
trouve toujours ce qu'on lui demande, c'est une
sorte de Dieu, créateur de l'impossible.
Il plongea dans la foule et, chaque fois qu'il
émergeait pour respirer, il ramenait avec lui
une coiffe ou un chapeau rond, une Briéronne
ou un Briéron craintif, qui acceptait de rester sur la place de la Mairie, devant laquelle un barrage était établi pour qu'il n'y eût pas d'évasion.
Il ramena des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux,
qui se groupèrent sans enthousiasme, pendant que tous ceux qui avaient
pu échapper à ses mains s'enfuyaient vers des lieux inaccessibles.
Et ce fut ainsi que, sous l'œil des objectifs, commença le concours
de coiffes.
Vous en avez ici un gracieux échantillon. Les Briéronnes sont peut-être
un peu timides, mais elles sont charmantes, elles ont grande allure
dans leur costume sévère, où seul le châle met ses broderies gaies. Les
hommes sont âpres et sévères : visage fermé, grands et solides, séchés
par le soleil et durcis par le vent.
Léon Poirier trouva là de bons éléments pour son œuvre, et nul mieux
que lui ne sut en profiter. L'art du metteur en scène est de compter
dix avec un, de tirer le meilleur parti de tout, de
savoir être patient et résigné, de réagir avec promptitude. Voilà pour les qualités intellectuelles.
Mais la grande qualité morale qu'il doit posséder est, avant tout, le sens du beau. Il doit sentir en quoi réside la beauté d'une chose inerte ou
d'une chose vivante, il lui faut dégager la beauté
originale d'un ensemble banal de tableaux.
Dans cette foule disparate et imprévue, je
crois bien que Léon Poirier a discerné facilement ce qu'il lui fallait prendre. Vous verrez,
sans doute, comment les images d'un film peuvent être différentes des photographies que je
vous livre, mais il fallait bien vous les montrer
pour que vous jugiez la difficulté de l'effort, qui
n'est pas seulement quotidien, mais de toutes les minutes.
X.X.X.
Ciné-Miroir, n° 55, 1er août 1924